IX

En combinaisons et casques de vol, Bob Morane et Bill Ballantine considéraient l’Oiseau de Feu rangé contre l’appontement et éclairé par les projecteurs qui illuminaient le petit port souterrain et rendaient encore plus flamboyant le rouge du fuselage de l’appareil.

Deux semaines exactement s’étaient écoulées depuis que Bob et l’Écossais avaient accepté de collaborer avec le Requin Chinois. Deux semaines passées à l’étude du merveilleux engin mis à leur disposition. Morane, en plus de pilote, était ingénieur et se tenait sans cesse au courant des techniques modernes ; quant à Bill, la mécanique et l’électronique n’avaient aucun secret pour lui. Ces circonstances avaient donc permis aux deux amis de mener à bien leur tâche dans les délais impartis par Dimitri Tchou.

Derrière Morane et Ballantine se tenaient Tchen et un autre pirate nommé Kiou, en combinaison de vol eux aussi et qui devaient les accompagner pour les surveiller au cours des essais en vol. Légèrement à l’écart se trouvaient le professeur Clairembart et Tchou.

Avant de se hisser à bord de l’Oiseau de Feu, Morane se tourna vers le chef des pirates, pour demander, un peu narquoisement :

— Pourquoi ne pas nous accompagner, monsieur Tchou ? Ainsi, vous pourriez vous rendre compte ?

Et, en même temps, le Français songeait : « Si seulement tu pouvais accepter, espèce de gros poisson-lune, je m’arrangerais bien pour qu’une avarie quelconque me permette de soulager l’humanité de ton odieuse présence !… »

Le Requin Chinois fit mine de ne pas avoir saisi le sous-entendu que Bob avait mis dans ses paroles, et il se contenta de répondre :

— Merci de votre offre, commandant Morane, mais je fais confiance à mes fidèles Tchen et Kiou. Et n’oubliez pas que je garde le professeur comme otage…

« Je n’oublie rien, requin de mon cœur, pensa encore Morane en se hissant dans le cockpit, mais un jour viendra où ce sera à mon tour d’avoir les atouts en main, et alors !… »

Bill Ballantine vint occuper le siège du co-pilote et Tchen et Kiou prirent place à l’arrière. Bob manœuvra la commande automatique du cockpit, puis adressa un petit signe de la main au professeur Clairembart, qui le lui rendit. Alors, il mit les réacteurs en marche au ralenti, puis il fit plongée. Lentement, l’Oiseau de Feu s’enfonça dans les eaux du petit lac et se dirigea vers l’entrée du tunnel sous-marin permettant d’atteindre la mer libre.

Il fallut quelques minutes à peine pour couvrir le trajet. Afin d’éviter tout contact avec la paroi, Morane continuait à piloter au ralenti, mais l’engin se manœuvrait avec autant d’aisance qu’un cheval de carrousel et il ne semblait pas qu’il dût y avoir le moindre pépin de ce côté. Au passage, Bob regardait les grandes gorgones tapissant la paroi et éclairées par la lumière du bord. À présent, il comprenait pourquoi beaucoup d’entre elles étaient brisées. Cela était dû aux précédents passages de l’Oiseau de Feu, piloté alors par Crawford qui, sans doute, n’y allait pas avec toutes les précautions requises.

À présent, l’appareil, toujours en plongée, évoluait en pleine mer, à une allure de plus en plus rapide, faisant fuir devant lui des bancs de poissons épouvantés par ce monstre inconnu.

— Je vous parle français, commandant, fit Bill dans le laryngophone, afin que nos deux candélabres, là derrière, ne pigent rien. Pourquoi ne pas vous arranger pour leur flanquer une pétoche à les rendre verts jusqu’au Jugement Dernier ?

— Excellente idée, approuva Morane. Pour commencer, ils n’ont pas payé leur passage ; ils n’auront donc pas à se plaindre à la compagnie. Et puis, ne sommes-nous pas justement ici pour « essayer » l’Oiseau de Feu ?… Accroche-toi, mon vieux… J’envoie la gomme !…

Il poussa les réacteurs et, prenant rapidement de la vitesse, l’appareil fila vers la surface, qu’il creva pour bondir en plein ciel.

Bill Ballantine eut un hurlement de joie qui claqua tel un coup de tonnerre dans le laryngophone.

— Hurrah, ça c’est de la mécanique !… Allez-y, commandant, mettez toute la sauce !… Ils ont voulu essayer l’Oiseau de Feu, eh bien ! on va leur faire voir !…

De seconde en seconde, Morane acquérait une plus grande maîtrise de l’appareil qui, grâce à une automatisation parfaite, se pilotait comme un jouet d’enfant. Il s’enhardit de plus en plus, plongeant et replongeant, montant en chandelle, faisant rebondir l’Oiseau de Feu à la surface de l’eau comme s’il s’agissait d’un caillou plat. Le père, la mère et les enfants !

Il y alla si bien que Bill lui-même crut bon de faire remarquer :

— Eh ! commandant, allez-y mou… Si on fait une fausse manœuvre à des vitesses pareilles, autant se servir d’un ouvre-boîte. Et puis, au train où vous y allez et depuis le temps que vous batifolez, on doit avoir couvert pas mal de chemin et nous trouver à une bonne distance de la base. Si nous nous attardons trop, Tchou pourrait croire que nous avons joué la fille de l’air et s’en prendre au professeur.

Ce fut cette dernière remarque seule qui parvint à calmer Bob.

— Tu as raison, Bill. Assez gambadé sur l’herbe…

Tournant légèrement la tête, il jeta un coup d’œil aux deux pirates et les vit crispés sur leurs sièges, comme s’ils attendaient à tout moment à être désintégrés.

— En tout cas, fit Bob en français, nos deux bonnes d’enfants en ont eu pour leur argent. Ils doivent déjà se croire assis à la droite de Bouddha…

— Bouddha ? dit Bill. C’est un type trop bien pour accepter à sa droite, ou même à sa gauche, des cloportes de cette espèce.

L’Oiseau de Feu était en plongée. Morane réduisit la vitesse jusqu’à ce qu’elle fut presque nulle. C’est, à ce moment que, contre sa nuque, dans l’étroit espace nu qui séparait le col de sa combinaison du rebord de son casque, il sentit un contact dur et froid qu’il connaissait bien.

— Surtout, fit la voix de Tchen, ne recommencez plus ce petit jeu-là. Vous finiriez par nous tuer tous…

Bob tourna lentement la tête et dit calmement, sans paraître apercevoir l’automatique braqué par le pirate :

— Je devais essayer l’appareil, monsieur Tchen, et je l’ai fait. Que pouvez-vous avoir à me reprocher ?… Maintenant, si vous êtes trouillard au point de détester un peu de vitesse, fallait vous faire porter malade. Votre patron vous aurait remplacé.

Cette allusion à son courage dut toucher le pirate, car il préféra changer de sujet. Rengainant son arme, il déclara :

— Pour un premier essai, le patron n’avait prévu qu’une brève sortie. Or, nous avons parcouru une grande distance et devons nous trouver assez éloignés de la base. Rentrons à présent.

— Puisque c’est vous qui commandez, fit Morane.

Il s’apprêtait à faire reprendre un peu de vitesse à l’Oiseau de Feu, quand il se rendit compte que quelque chose ne tournait pas rond. On eût dit que l’appareil était freiné, n’obéissait plus. Mieux, il se pencha soudain de côté, comme s’il allait se renverser.

— Que se passe-t-il ? interrogea Bill. Finies les petites plaisanteries, commandant. Pensez au professeur et…

— Je ne plaisante pas, Bill, coupa Morane. Je ne parviens pas à redresser. L’Oiseau de Feu n’obéit plus !… Il n’obéit plus !…

 

***

 

Lentement, l’appareil s’était retourné sur lui-même, pour se mettre à descendre, complètement désemparé, semblait-il.

— On dirait qu’on nous entraîne vers le fond, fit Bill.

Quelque chose passa devant le cockpit, l’entoura. On eût dit un bras gigantesque, mais mou, sans ossature, et garni de ventouses dentelées, larges comme des assiettes, qui se collaient au plexiglas.

Tout de suite, Morane avait compris.

— Un calmar géant, murmura-t-il.

— Un Architeuthis ou quelque chose dans le genre, précisa Ballantine qui, sans qu’il y parût, possédait des connaissances précises en zoologie. Il doit nous avoir pris pour un cachalot. Ces monstres se livrent souvent à des combats à mort…

— Exact, approuva Morane, mais notre Architeuthis doit être de taille, si j’en juge par le tentacule que nous apercevons, et il doit peser des tonnes…

— Il faut échapper à son étreinte, jeta Kiou, sinon nous allons tous périr !

— Lui échapper ? fit Bob. Comme vous y allez ! Je vous répète que cette bestiole doit peser des tonnes… Peut-être qu’en poussant les réacteurs à pleine puissance… Je vais attendre, afin de surprendre le monstre… De toute façon, pas de panique. La coque et le cockpit de l’appareil sont solides et faits pour résister à de grandes pressions. Tant que l’eau n’entre pas, nous ne courons aucun risque.

Pendant quelques secondes, le Français laissa le calmar entraîner l’Oiseau de Feu vers le fond, puis il prévint :

— Attention, je pousse les réacteurs !

Il y eut un vrombissement strident, l’eau bouillonna autour de l’Oiseau de Feu qui s’éleva de plus en plus rapidement, l’Architeuthis toujours fixé à lui, ainsi qu’en témoignait le tentacule entourant le cockpit.

— Nous remontons ! hurla Bill. Nous remontons !…

— Bien sûr, fit Morane, les dents serrées, nous remontons mais trop lentement pour faire lâcher prise au calmar. Il est trop lourd et nous avons sans doute dépassé la charge de sécurité de l’appareil… Ah ! si seulement je pouvais avoir ce monstre de face pour le foudroyer à l’aide du canon atomique !

L’Oiseau de Feu quitta l’élément liquide, mais Bob n’osa pas lui donner toute sa vitesse, car, en raison de la surcharge, il craignait que, s’il mettait les réacteurs en surpuissance, cela ne causât de graves dégâts pouvant aller jusqu’à la désintégration pure et simple de l’appareil… et de ses occupants. Ce manque de vitesse et le poids firent retomber l’engin à l’eau et Bob coupa les réacteurs. Lentement, le calmar toujours collé, à lui telle une énorme sangsue, l’Oiseau de Feu s’enfonça dans la mer, en direction du fond.

— Faites quelque chose !… hurla Tchen. Mais faites donc quelque chose !…

Paisiblement, Bill Ballantine se tourna vers le pirate et jeta :

— Cessez de crier comme une femme hystérique, monsieur Tchen. Le commandant n’a pas d’encouragement à recevoir de vous, ni d’ordre. Il sait parfaitement ce qu’il a à faire ou ne pas faire.

L’appareil s’était posé sur le fond, heureusement fait de sable en cet endroit, sur lequel les ventouses de l’Architeuthis n’avaient pas de prise.

« Tout ce qui me reste à tenter à nouveau, songeait Morane, c’est prendre encore le monstre par surprise…

Demeurer immobile puis les réacteurs, mais à fond cette fois. Tant pis pour les risques de désintégration. Je n’ai pas le choix… »

Quelques secondes s’écoulèrent. Dans le cockpit, il n’y avait plus à présent d’amis ni d’ennemis, mais seulement quatre hommes angoissés, presque unis dans la même appréhension de la catastrophe.

Et soudain, ses réacteurs poussés à fond, l’Oiseau de Feu fila vers la surface, entraînant à nouveau l’Architeuthis. En dépit du poids du monstre, Bob Morane parvint à arracher l’engin à la mer et à le faire monter en chandelle, très haut dans le ciel. L’appareil vibrait de façon sinistre, comme si, à tout moment, il allait se déglinguer, voler en éclats.

Quand il se jugea à bonne hauteur, Bob redressa et piqua vers la mer. Sans qu’il eût à intervenir, le computer de bord choisit l’angle de pénétration, corrigea automatiquement la direction, et l’Oiseau de Feu s’enfonça dans l’eau telle une prodigieuse flèche. Immédiatement, ses passagers eurent la sensation très nette qu’il était allégé.

— Il a lâché !… triompha Bill. Il a lâché !…

Le tentacule monstrueux n’entourait plus le cockpit.

— Oui, approuva Morane d’une voix sourde, il a lâché…

Mais en même temps, une inquiétude lui venait, l’impression que quelque chose clochait dans la propulsion de l’appareil.

— Ouf !… J’ai bien cru qu’on allait y rester ! fit Bill.

— Nous nous en sommes tirés, dit Tchen, et c’est tout ce qui compte. Mais je crois que cet essai a été concluant et qu’il serait temps de regagner la base…

L’Oiseau de Feu avait refait surface, mais à vitesse fort réduite. Morane se mit à rire.

— Regagner la base ? fit-il. Personnellement je veux bien, monsieur Tchen, mais notre appareil le voudra-t-il, lui ?

— Que voulez-vous dire, commandant Morane ?… Vous moqueriez-vous de moi ?

— Me moquer, monsieur Tchen ? dit Bob. Regardez vous-même… La manette des gaz est poussée à fond et c’est à peine si nous avançons. Je crois qu’il nous sera difficile de regagner la base, qui est maintenant fort éloignée, sans risquer de tomber définitivement en panne avant de l’avoir atteinte.

Tchen dut comprendre que le Français ne plaisantait pas, pas plus qu’il ne cherchait à lui jouer quelque tour, car il s’enquit sans laisser percer la moindre arrière-pensée :

— Que comptez-vous faire ?

À travers le plexiglas du cockpit, Morane désigna un archipel, à bâbord.

— Nous allons nous poser là quelque part, déclara-t-il, et nous verrons s’il y a moyen d’effectuer une réparation provisoire.

— Je crois connaître ces îles, protesta Tchen. Elles sont habitées par des Négritos, les derniers peut-être avec ceux du centre de la Nouvelle-Guinée à être demeurés réfractaires à la civilisation. On les dit encore cannibales et…

— Désolé, monsieur Tchen, coupa Morane en haussant les épaules, mais je n’ai rien d’autre à vous offrir. Il nous faut au plus vite découvrir l’avarie et connaître sa gravité… À moins que vous ne préfériez aller rejoindre vos ancêtres, enfermé dans un cercueil de métal !

 

L'Oiseau de Feu
titlepage.xhtml
Vernes,Henri-[Bob Morane-098]L'Oiseau de Feu(1969).French.ebook.AlexandriZ_split_000.html
Vernes,Henri-[Bob Morane-098]L'Oiseau de Feu(1969).French.ebook.AlexandriZ_split_001.html
Vernes,Henri-[Bob Morane-098]L'Oiseau de Feu(1969).French.ebook.AlexandriZ_split_002.html
Vernes,Henri-[Bob Morane-098]L'Oiseau de Feu(1969).French.ebook.AlexandriZ_split_003.html
Vernes,Henri-[Bob Morane-098]L'Oiseau de Feu(1969).French.ebook.AlexandriZ_split_004.html
Vernes,Henri-[Bob Morane-098]L'Oiseau de Feu(1969).French.ebook.AlexandriZ_split_005.html
Vernes,Henri-[Bob Morane-098]L'Oiseau de Feu(1969).French.ebook.AlexandriZ_split_006.html
Vernes,Henri-[Bob Morane-098]L'Oiseau de Feu(1969).French.ebook.AlexandriZ_split_007.html
Vernes,Henri-[Bob Morane-098]L'Oiseau de Feu(1969).French.ebook.AlexandriZ_split_008.html
Vernes,Henri-[Bob Morane-098]L'Oiseau de Feu(1969).French.ebook.AlexandriZ_split_009.html
Vernes,Henri-[Bob Morane-098]L'Oiseau de Feu(1969).French.ebook.AlexandriZ_split_010.html
Vernes,Henri-[Bob Morane-098]L'Oiseau de Feu(1969).French.ebook.AlexandriZ_split_011.html
Vernes,Henri-[Bob Morane-098]L'Oiseau de Feu(1969).French.ebook.AlexandriZ_split_012.html
Vernes,Henri-[Bob Morane-098]L'Oiseau de Feu(1969).French.ebook.AlexandriZ_split_013.html
Vernes,Henri-[Bob Morane-098]L'Oiseau de Feu(1969).French.ebook.AlexandriZ_split_014.html
Vernes,Henri-[Bob Morane-098]L'Oiseau de Feu(1969).French.ebook.AlexandriZ_split_015.html
Vernes,Henri-[Bob Morane-098]L'Oiseau de Feu(1969).French.ebook.AlexandriZ_split_016.html